11/18/2006

La blanche Ophélia flotte

Ophélia

I

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles La blanche Ophélia flotte comme un grand lys, Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles ... - On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir; Voici plus de mille ans que sa douce folie Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle Ses grands voiles bercés mollement par les eaux; Les saules frissonnants pleurent sur son épaule, Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle; Elle éveille parfois, dans un aune qui dort, Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile: - Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

II

O pâle Ophélia! belle comme la neige! Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté! - C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté;

C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure, A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits; Que ton coeur écoutait le chant de la Nature Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits;

C'est que la voix des mers folles, immense râle, Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux; C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle, Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux!

Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre Folle! Tu te fondais à lui comme une neige au feu: Tes grandes visions étranglaient ta parole - Et l'Infini terrible effara ton oeil bleu!

III

- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis, Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles, La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

Arthur Rimbaud (1854 - 1891), Poésies (1895), Ophélie (1870).

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